Protection

Ces temps-ci, Youssef me pose beaucoup de questions politiques.

Il faut dire que depuis deux ans, le cadre de l’École bouge en permanence. Celui de la classe, de l’espace, de la cour, des limites diverses et variées. Les règles changent tout le temps, on les applique, on les explique, il y a des exceptions, on justifie l’irréel. On passe par une porte, puis non, on mange avec les autres, mais pas toujours. On peut sortir pour aller à l’intérieur d’un bâtiment extérieur, mais sans prendre les transports en commun public. Mais les bus de ville, oui.

La fin s’éloigne en permanence.

Alors Youssef a toujours une question de plus. Il finit mes phrases, reprécise ce que je viens de dire et récemment, j’ai eu besoin de faire une mise au point. Certes, je ne m’y retrouve pas toujours quand il faut changer de groupe, je fais tomber mes feuilles et je me trompe parfois de prénoms quand je les appelle.

Oui, Solène a tiré la langue et c’est mal.

C’est vrai, dans la poubelle papier du tri sélectif, on n’a pas le droit de jeter des mouchoirs en papier parce que ce n’est pas le même papier.

Mais, mais…il va quand même falloir arrêter de venir me voir tout le temps pour me reprendre parce que globalement, même si on peut avoir des doutes, je sais où je vais, qu’il soit réellement rassuré.

Il m’a dit d’accord, et j’ai vu qu’il avait vraiment compris. Youssef est finaud et ses questions l’aident à se construire. Il interroge le cadre, au sens premier du terme et c’est vraiment réjouissant.

Ça a dû mûrir gentiment dans sa tête et la semaine dernière, il s’est planté devant moi, très calmement et m’a demandé, fasciné : « Maîtresse, est-ce que tu sais tout ? »

J’ai pris un temps de réflexion.

« Alors, je sais beaucoup de choses, certes. Mais tout, non, ça c’est sûr que non.

Ah, d’accord. »

Il est reparti, apparemment satisfait.

Et hier, il s’est approché pour me demander :

« –Maîtresse, tu sais défendre ? 

C’est à dire?

Ben si on t’attaque ? »

J’étais bien embêtée. J’ai vaguement argumenté que ça dépendrait sûrement du nombre de gens qui m’attaqueraient, de leur taille et que de toute façon, se battre, c’était interdit.

« –Parce que moi, ma mère, quand elle était petite, elle allait le dire à la maîtresse pour se défendre».

Défendre. Se défendre. J’ai fini la surveillance de la récré et de ses différents espaces géopolitiques non brassés en méditant à tout cela, sans mon masque car il me semble qu’en ce moment, dehors, on a le droit de l’enlever. Enfin, je suis presque sûre.