La douleur fantôme d’Aziz, c’était en octobre. Du haut de ses trois ans, il avait appelé, en hurlant de la balançoire, incapable de décrire ce qu’il y avait, sinon un mal au cœur qui avait l’air angoissant. Moi non plus, je n’avais pas vraiment compris, concluant que ce n’était « pas quelque chose qui se nomme ». Mieux que la première explication qui trainerait dans les parages, mais pas très concluant.
Depuis, Aziz est toujours incompréhensible. Et fatigant, voire crispant, il faut l’avouer. Il court partout, ne se fixe sur rien, n’a envie de rien ou sinon des jeux des autres, pas vraiment décidés à lui prêter. Quand il pleure en arrivant le matin, c’est à cause de la cantine. Mais vu ce qu’il y mange et le plaisir qu’il a l’air de prendre – même les jours de brandade – j’ai des doutes. Pratique, la cantine. Alors hier soir, on s’est retrouvés dans la classe, avec sa mère et lui. On a reparlé de ce qui va, d’abord. Et ensuite de ce qui va moins bien, qui est bizarre ou qu’on ne comprend pas. De la sieste notamment, où nous nous relayons avec ma collègue. Impuissantes devant son agitation extrême, et étonnées quand il tombe dans le sommeil, d’un coup sans prévenir. Nous en parlons toutes les deux depuis la rentrée en chuchotant sur le petit canapé rouge du dortoir, quand tout le monde dort. Ou en langue des signes, d’un bout à l’autre de la pièce, quand on joue à la course des endormissements. Elle gagne souvent parce qu’elle endormirait un bus, comme elle dit.
Ensuite, avec la maman d’Aziz, on a reparlé de à la maison. Rien. Pas un mot. Aziz est assis sur sa chaise et n’a pas voulu enlever son blouson. Je me tourne vers sa mère, je demande s’il y a eu des choses difficiles depuis la rentrée, des maladies, des changements de rythme, tout ce qui lui vient à l’esprit. Non, non. Elle cherche, mais non. « Non, je ne vois pas, rien de spécial. »
Alors pour parler d’autre chose que de l’école, je me tourne vers Aziz: « Bon alors, et ce petit frère dont tu parlais ce matin? » Avec mon ATSEM on avait douté, mais on ne connait pas non plus par cœur, la composition de toutes les fratries et les enfants sont souvent perdus entre: plus grand, plus petit, plus vieux. Et là, la mère dit brusquement: « Mais t’as pas de petit frère Aziz, pourquoi tu dis ça? » Et elle se tourne vers moi dans la foulée: « Ah, si en fait, à la rentrée, j’ai perdu un enfant. »
Ça donne une sorte de vertige, c’est bizarre. Je demande s’ils en ont parlé ensemble. Elle dit que non. « Mais il le sait, parce que sa grande sœur lui a dit. » Je suis assise sur une toute petite chaise et dans ma tête, j’en tombe. J’ai soif. Aziz écoute sa mère avec les yeux ou la regarde avec ses oreilles, je ne sais pas comment décrire. On termine assez vite la discussion, avec le plus de pudeur possible. Et à lundi maîtresse. Oui, je ferai quand même le petit calendrier qui dit quel jour « y a cantine aujourd’hui ».
La veille au soir, j’étais au théâtre, le comédien, seul en scène, venait de greffer un cœur. Dernière réplique, de Tchekhov: «Il faut enterrer les morts et réparer les vivants.»