Pendant un an, je n’ai pas entendu la voix d’Élodie. Une année toute entière, grandes vacances incluses. D’abord, elle a mis toute son énergie à résister à l’école quand elle est arrivée, en septembre de l’année dernière. Trois semaines à froncer le sourcil calmement et refuser de s’approcher d’un jeu, d’un crayon, d’un enfant. Un roc, très gentil. Mais très solide.
Puis, elle a commencé à dire non avec la tête. Victoire! Non, tout le temps non. Et petit à petit, elle s’est approchée. Ça se voyait tellement qu’elle avait envie d’essayer tout ce qui était là, autour d’elle. Avec mon ATSEM, on se lançait des regards « avec yeux écarquillés » ou on toussait bizarrement pour se faire signe, sans qu’elle remarque qu’on la regardait.
Petit à petit elle s’est fondue dans la masse, toujours sans rien dire. Elle s’est lancée discrètement. J’ai bien fait exprès de ne pas trop célébrer ses réussites. De faire comme si tout était normal, de ne rien rendre trop événementiel. Je voyais qu’elle guettait la moindre de mes réactions. Je faisais la maîtresse trop sûre d’elle. Évidemment, en me disant avec inquiétude qu’elle ne parlait toujours pas. Toujours pas. Écrit en majuscule dans ma tête. Néons fluorescents. Mais elle ne parle toujours PAS.
Et un jour, Élodie est devenue copine avec l’autre enfant de la classe qui ne parlait presque pas. Et ensemble elles ont commencé à glousser. Une fois même, j’ai dit « Hey, doucement là, c’est trop fort ». D’un air complètement normal, alors que j’avais très bien remarqué qu’elles avaient parlé ensemble.
En récréation, d’autres élèves venaient me voir et me disaient d’un air médusé « Maitresse, Élodie elle a parlé, je l’ai entendue ». Je répondais que je voyais bien, que c’est parce qu’elle s’amusait bien.
Puis, on est allé à la ferme. Un mercredi de septembre. Septembre un an après. J’ai ramassé des branches, des feuilles, les enfants aussi, et on a tout mis dans une poche en plastique. Discretos, j’ai remis la moitié des feuilles par terre parce que les enfants, ils ramassent aussi des feuilles pourries pleines de terre fraîche. Au dernier moment, j’ai voulu récupérer des feuilles très longues qui poussent dans les marais. Je me suis penchée en disant bien qu’il ne fallait surtout pas le faire. J’ai ramassé quelques tiges, c’était très coupant. Je me suis donc coupée. Ils voulaient tous voir mon sang. Beaucoup plus intéressant que l’automne. Je me suis coincée dans les ronces. Tout le monde rigolait et Élodie a dit « Maitresse, t’es coincée ». J’ai très bien entendu. J’avais perdu toute crédibilité et elle riait, alors je lui ai fait un petit clin d’œil en disant que « Héhé je l’avais entendue. » Et ce jour là, elle a commencé à me parler. Exercé son nouveau pouvoir magique au milieu des autres, conscients de cette nouveauté extraordinaire mais finalement si normale.
Maintenant, l’exceptionnel se patine, se lisse. J’en profite vite, je prends des petits moments avec elle, juste pour cueillir cette fierté. Je lis dans ses yeux le « T’as vu hein? ».
Ça y est, elle parle.
Elle a attendu que tout soit parfait pour s’autoriser à commencer.
Et bien sûr que ça me rappelle aussi qu’à la crèche, on avait dit à ma mère que j’étais sans doute sourde, car je ne parlais pas. Et sûrement muette aussi.
La meilleure blague du monde. Chacun dans ma famille se rappelle de l’été où j’ai commencé à parler, après deux ans de silence, pour ne plus jamais m’arrêter.